Je ne m'étais pas levé depuis dix minutes que le téléphone sonnait déjà. C'était Mélanie.
- Ducon, où tu étais passé hier soir? Il ne te vient jamais à l'esprit que des gens peuvent s'inquiéter, putain?
- J'étais dehors. J'ai marché. Je suis rentré.
- Tu as marché. Putain, tu disparais et tu ne dis rien. Tu marchais. Tu disparais tout le temps comme ça ; tu fais chier, merde.
- Pas tout le temps.
- Joue pas au con, merde. Tu marchais. Putain. Et moi?
- Toi, tu as un langage grossier, jeune fille.
- Je ne suis plus jeune et je t'emmerde, vieux con. Et toi, tu bois trop.
- C'est pas vrai, dis-je en reposant mon verre de vin rouge.
- Tu bois trop, connard, et tu le sais.
- Des fois, forcément. Tu sais bien comment est la vie.
- Mon pauvre chou. C'est tellement insupportable tout ça.
- Ferme la, Mélanie.
- Bonne idée, connard.
Et elle raccrocha. Je finis mon verre sur le chemin de la salle de bain. Je ne voulais même pas avoir quelle heure il était. J'avais envie de me recoucher. Pas forcément de dormir, mais le lit semblait quand même une bonne idée. Enfin, une idée séduisante. Le téléphone, dans la chambre, sonna à nouveau. Je me fis un devoir de rester éloigné de mon lit, du coup. La bouteille fut achevée dans les minutes qui suivirent, elle n'avait pas eu le temps de souffrir beaucoup. Le téléphone sonna à nouveau, mais pas longtemps. Peut-être que c'était Martin. Qu'il aille se faire foutre, ce pingouin. Bon, ce n'était pas le mauvais gars. Il fallait que je l'appelle, plus tard. Par la fenêtre, le ciel laiteux avait une curieuse clarté sympathique, qui donnait un relief inattendu aux gens et aux choses, vu d'ici.
J'allai au bar tabac, m'en jeter une et acheter des clopes. Au comptoir, à une table dans le fond, les mêmes gars, toujours, confits, empaillés dans leur jus, bougeaient à peine. Ça aurait rimé à quoi, ceci dit? Ils attendaient, comme totu le monde. Le sang fouetté par le muscadet moisi que j'avais gobé, j'appelais l'hôpital sur le chemin du cimetière. Ma chère idiote et gentille ex-femme me passa ma puce. Elle avait une meilleure voix qu'hier.
- Salut, petite conne. Tu reprends du poil de la bête?
- J'essaie. J'en ai un peu marre d'être là. C'est long.
- Oui, c'est long. C'est pour t'apprendre à faire des conneries du genre qu'il vaut mieux éviter.
- Ça avait l'air d'une bonne idée, sur le moment.
- Construire un pont entre ce putain de vieux chêne et l'abri de jardin avec des bouts de bois n'est jamais une bonne idée, cocotte.
- Maintenant ça a l'air évident. Sur le moment, ça avait l'air d'être une bonne idée.
- Je t'en veux, tu sais.
- Je sais, papa.
- Rien que parce que ça m'oblige à faire les gros yeux et prendre ce ton déçu, désapprobateur, merde à te sermonner, quoi. Tu fais chier, petite conne. Comment va ta mère?
- Elle tient le coup. Elle a eu très peur, parce que j'ai pleuré.
- Sans blague. Ok. Elle est rassuré,e maintenant, vu que tu as eu de la chance.
- Je tiens ça de toi. Tu sais bien.
- Oui. "De la chance que pour les crapules", tout ça. Continue à être une crapule. Mais repose toi avant de recommencer un truc comme ça. Tu es pourrie gatée de cadeaux, au moins?
- Pas mal. Faut pas se plaindre?
- « Faut pas se plaindre? » A ce point?! Il faut que je fasse une livraison en urgence ou quoi?
- Non, dit elle en riant. Papi Ricard et Mamie Dubec vont venir tout à l'heure. Je pense qu'ils vont assurer.
- Sauf si tu les appelles comme ça.
- T'inquiètes, je sais y faire.
- Bonne fille à son papa. Repose toi bien, ma puce. Je dois y aller.
- Tu passeras quand?
- Je passerai.
- Aujourd'hui?
- Aujourd'hui. Ou un jour.
- T'es nul. C'est pas drôle.
- Bon sang ne saurait mentir.
- Aujourd'hui?
- Aujourd'hui.
- Ok.
- Ou un jour.
- Je t'aime aussi.
- Ça te passera. Je t'aime, cocotte. Prends soin de toi. Et de ta pauvre mère, vilaine fille.
- Je te la repasse?
- Non. Dis lui que je l'aime.
- T'es nul. A tout à l'heure.
Au cimetière, c'était pas la foule des grands jours. Le temps de nettoyer la tombe, de vider les mégots du pot de fleurs artificielles, d'en griller une en réfléchissant dans l'air frais. Je suis parti sans trop penser à rien. J'ai marché un certain temps. J'ai marché le temps qu'il fallait.
De la chance que pour les crapules. C'est incroyable comment la vie m'avait toujours donné des raisons chaque fois différentes de rire de cette expression. On avait fait un bout de chemin ensemble, elle et moi. Bien entendu, le terme de crapule est pour certains bien trop bienveillant ; mais même, c'est une manière élégante de leur dire merde que de les ramener à quelque chose de dérisoire et de gentillet. Quoi que tu aies commis, trouver un moyen de dire que ce n'est pas si grave. Qu'on avance malgré tout. Avec le sourire, quand c'est possible. Dehors, j'ai croisé des gens qui avaient l'air gentil. Des gens simples, engoncés dans leur vie à la con, qui ne savaient probablement pas trop quoi en faire, qui trouvaient que le temps passait vite mais qui avaient heureusement peu de temps pour se poser la question et s'en faire la réflexion. Mais leur potentiel à la gentillesse restait manifeste, à portée de main. Et puis il faisait beau. Et puis j'avais annulé tous mes rendez-vous de la semaine, ça faisait du bien. Il ne manquait pas grand chose, probablement.